Fin d’après-midi, dans un petit appartement montréalais au septième étage. La vue est à couper le souffle, au loin, le soleil pâlit et vient jeter de drôles d’ombres sur le centre-ville.

 Les deux jeunes hommes sont volubiles et parlent en même temps. Ils sont d’accord sur un même point : «Si on veut que les choses changent, il faut d’abord sensibiliser les gens à la réalité sourde et en parler. Tout passe par ça.» Mervann Lacroix-Bergeron et Evian Brière, enfants entendants de parents sourds, ont tellement de choses à dire, qu’ils ne savent pas par où commencer. Ce qu’ils souhaitent de tout cœur, c’est qu’une loi soit mise en place pour qu’un interprète soit présent 24 heures sur 24 dans chaque hôpital de la province.

  Les deux amis ont vécu une expérience semblable, extrêmement difficile : ils ont agi à titre d’interprète lors de l’hospitalisation d’un de leur parent sourd. Evian Brière, aujourd’hui étudiant au certificat en interprétation visuelle à l’UQAM, n’était qu’un enfant de huit ans lors des événements. Avec le recul, il raconte ce qu’il a vécu.

  C’est lors du voyage de noces des parents du jeune homme à Tadoussac que son père ne se sentait vraiment pas bien. Celui-ci souffrait depuis déjà cinq ans, mais cette fois-ci, la douleur a atteint un degré très élevé. Lors de l’arrivée des ambulanciers, la mère d’Evian a tenté de leur expliquer du mieux qu’elle pouvait en gesticulant quelle était l’urgence. «Sans interprète, c’était difficile pour elle de se faire comprendre, explique-t-il. Les ambulanciers l’ont rapidement laissée tomber et sont montés directement dans la chambre au deuxième étage.»

  La civière sur laquelle était allongé M. Brière ne passait pas par les escaliers. Les ambulanciers ont défait la fenêtre et l’ont fait descendre par là. «Ma mère, elle capotait. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. C’était un gros stress pour elle, précise-t-il. C’est à ce moment-ci qu’elle m’a demandé de traduire pour elle en langue des signes.»

  L’équipe médicale, une fois arrivée au rez-de-chaussée, a allumé les sirènes et s’apprêtait à partir sans expliquer ni à Evian Brière, ni à sa mère, ce qui se passait. «Ma mère s’est quasiment mise à courir après eux. Elle se demandait à quel hôpital ils s’en allaient, personne ne lui avait dit, raconte-t-il, encore abasourdi par ce qui s’est passé. C’est moi qui aie dû traduire. » Le jeune homme déplore le fait que les gens ne prennent même pas quelques minutes de leur temps pour renseigner la personne sourde sur ce qui se passe, trop souvent sous le prétexte que c’est une urgence.

  «Ma mère est entrée dans l’auto et est partie tout de suite, dit-il. Elle a conduit pendant une heure pour aller à Baie-Comeau. Elle est sourde, il était difficile pour elle d’appeler un interprète à ce moment-là.» Ils sont restés deux jours à l’hôpital, sans interprète. Le père d’Evian Brière a ensuite été transféré à Gatineau-Hull.

 Interpréter à un jeune âge

  Âgé de huit ans, le jeune Evian a dû faire le pont entre le personnel infirmier et sa mère à de nombreuses reprises durant l’hospitalisation de son père puisqu’il n’y avait pas d’interprète présent en tout temps. Vu son jeune âge, il a fait face à de nombreux problèmes. «Puisque j’étais très jeune, j’analysais l’information avant de la traduire en signes à ma mère. Je divaguais sur des sujets qui n’ont pas vraiment rapport avec l’urgence du moment, avoue-t-il, outré, puisque c’est un non-sens selon lui qu’un jeune enfant doit interpréter dans un tel contexte. L’information que je donnais était incomplète et peu précise.»

  Le père d’Evian devenait de plus en plus paralysé. Sa femme a donc contacté un interprète pour traduire durant certaines rencontres avec le médecin, pour être certaine de bien comprendre l’état de santé de son mari. «Elle en avait plein les épaules et c’était son devoir d’appeler chaque semaine un interprète», alors que ça devrait être la responsabilité de l’hôpital, s’indigne Evian Brière.

  M. Brière est finalement transféré à Ottawa durant les vacances de Noël. La mère d’Evian a contacté les services d’interprétation, qui étaient fermés pendant les deux semaines des fêtes. « Je ne parlais pas anglais quand j’étais jeune. Les médecins se demandaient ‘’Comment on fait pour communiquer avec eux ?’’ Ils ont pris une personne qui parlait un peu en français, qui me traduisait tout de l’anglais au français. Et ensuite, je traduisais en langue des signes à ma mère. C’est ridicule, lâche-t-il. C’est là que je lui ai annoncé, moi, son fils de huit ans, que mon père avait le cancer de la colonne vertébrale», ajoute Evian Brière, la voix qui casse. Son père état en phase terminale quand les médecins ont découvert son cancer des os.

 Il reste silencieux quelques minutes en se remémorant cette période difficile de son enfance. Le service d’interprète s’est amélioré dans les grandes villes en ce moment, précise-t-il par la suite, mais il y a encore énormément de lacunes, surtout en région.

 Lors de son hospitalisation, le père d’Evian Brière voulait pouvoir communiquer avec un ATS (appareil de télécommunication pour Sourds) pour pouvoir parler avec sa famille et ses amis lorsqu’il était seul dans sa chambre, mais l’hôpital n’en avait pas à lui fournir. Il a donc dû apporter le sien, mais il était incapable de l’utiliser à cause de sa paralysie.

 Il a demandé l’aide du personnel médical qui lui a répondu que ce n’était pas dans leurs tâches. «Toutes les autres personnes entendantes qui étaient paralysées pouvaient appeler, mais pas lui vu qu’il était sourd. Il devait attendre que ma mère soit là, pour qu’elle écrive à sa place. Je pense que c’est une inconscience de la part de l’hôpital et du personnel parce qu’ils ne sont pas au courant de la réalité d’un Sourd», développe-t-il.

 La mère d’Evian Brière était auprès de son mari lorsque son état s’est drastiquement dégradé. Il était en phase terminale, extrêmement faible à cause de son cancer, et il s’est donc étouffé. Elle a alerté les médecins, et a ensuite immédiatement appelé un interprète. Le médecin est resté une heure dans la chambre et lorsque l’interprète est arrivé à l’hôpital avec un léger retard, il était trop tard. M. Brière était décédé.  «Même si c’est pour cinq minutes, c’est crucial qu’il y ait un interprète en tout temps dans les hôpitaux. C’était à ce moment précis, en situation d’urgence, qu’elle avait besoin d’un interprète pour qu’on lui explique la situation, s’attriste l’étudiant de l’UQAM.  C’est le devoir du gouvernement, l’accessibilité à l’information pour tous. »

Manque de sensibilisation

  Un des problèmes, selon Evian Brière, est que les médecins n’ont pas de formations pour interagir avec les personnes sourdes. «Pour certains, c’est la première fois qu’ils voient un Sourd. Ils ne savent pas comment réagir. Il y a des moyens et des solutions assez simples, être gestuel, essayer de bien articuler ou écrire. Juste ça, le service serait tellement mieux. Mais souvent, ils n’essayent même pas», se désole-t-il.

  Les médecins vont essayer d’expliquer au Sourd ce dont il souffre, mais «quand ils voient que c’est trop compliqué de se comprendre, ils laissent tomber. Ils vont l’abandonner, ajoute-t-il, exaspéré par la situation. La personne sourde se demande, ‘’mon dieu qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que je vais mourir ? Est-ce que je vais me faire opérer ?’’»

  Il pointe le manque de formation et de conscientisation du personnel médical, ce qui engendre de fâcheuses situations. Trop souvent, selon lui, les médecins ne savent même pas reconnaître de quel handicap souffre la personne devant eux. «Quand ils voient une personne sourde, ils vont parfois faire le lien avec une personne avec une déficience intellectuelle, puisqu’elle ne parle pas très bien et émet parfois simplement des sons», indique-t-il, mécontent.

  Le jeune homme est passé par un deuil qui a été difficile. Heureusement, contrairement à d’autres, il n’a pas eu de séquelles et n’a pas eu à consulter un psychologue à la suite de ces événements.

  Il en a assez «de la désinformation inconsciente énorme» qui sévit à propos des personnes sourdes, et du «déséquilibre entre ça» et la sensibilisation que les entendants reçoivent. «J’écoute des podcasts parfois de Mike Ward et Jean Thomas Jobin fait une blague sur les sourds-muets. On ne devrait pas dire le mot ‘’sourd-muet’’. Dans la vraie vie, les Sourds peuvent parler et émettre des sons, explique-t-il, mais lui, dans le contexte de sa blague, il propage la culture du silence. »

  Lorsque tout le monde sera sensibilisé, Evian Brière est convaincu qu’il pourra enfin faire pression pour que les choses changent et que des lois soient créées par le gouvernement pour qu’un interprète soit présent en tout temps dans les hôpitaux, ce qui est «crucial», selon lui.

Un texte d'Alexandra Lord, CCA

 

Lire aussi:

-Un Sourd à l'hôpital (partie 2)

 

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Commentaire de Thierry Arnaud le 10 mars 2017 à 7:16
Bonjour,

Je suis tout à faire accord avec Christine pour faire un reportage vidéo sur les deux interviews!

Cordialement

Thierry Arnaud
Commentaire de Christiane Ste_marie le 10 mars 2017 à 4:38

Bonjour , l 'article est très intéressante , est ce que possible de la faire en LSQ par vidéo pour être accessible pour la communauté e sourde , 

merci et bravo 

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